mardi 13 avril 2010

chapitre 10

Le vicaire était d’une humeur exécrable : et il appelait Lorenzo, Lorenzino, sur un ton condescendant qui déplaisait à ce dernier. Il ne manquait pas de lui rappeler qu’il n’était qu’un gamin auquel il n’entendait pas donner des renseignements sur sa gestion des revenus de la cure.
Lorsque Lorenzo lui avait demandé de lui remettre les quittances des dépenses effectuées au cours des années précédentes, il l’avait toisé en relevant un de ses sourcils broussailleux et s’était insurgé :
- « Que connais-tu à la tenue de livres de comptes ? »
- « Monsieur le Curé m’a demandé de lui rapporter des pièces qu’il souhaite étudier et de faire un état des lieux de l’église et de la maison curiale : on lui a rapporté que le comble est pourri, des pierres sont descellées, l’humidité suinte de partout. Maître Péant souhaite trouver une solution pour économiser sur la dîme dont vous lui reversez le surplus et faire réaliser des travaux ».
Le vicaire LOURS le regarda d’un œil torve. Il bougonna :
- « Qui lui a rapporté cette menterie ? Il est temps de nous rendre place de l’ancienne justice. La fréquentation de ces villageois n’est pas vraiment amusante, mais notre présence est indispensable lors de ces cérémonies. Sinon ces manants sont toujours tentés de faire dévier ce dimanche d’entrée dans le Carême vers des rites bien peu chrétiens. Aujourd’hui, nous tolérons ce qu’ils appellent les Brandons. Mais frère Pasquet m’a fait observer que cette coutume était bien peu chrétienne et conseillé de rester vigilant. Ah ! maître Péant a bien de la chance que personne ne lui demande de quitter Moulins pour satisfaire aux obligations de sa charge ici ».

La place n’était pas très loin : elle devait son nom au fait qu’au siècle passé s’y tenaient les assises de la justice du duc. Ses représentants venaient de Verneuil écouter les doléances des villageois et arbitrer les conflits qui pouvaient surgir entre eux, vols de bois de chauffage ou d’animaux, injures entre voisins... Maintenant, seuls s’y déroulaient les marchés hebdomadaires. Et une foire aux bestiaux. C’était là qu’à son arrivée, Lorenzo avait vu un bûcher dressé. Maintenant, il était embrasé. Les villageois qui avaient été tentés de se presser autour de cette bonne flambée en cette fraîche soirée de fin d’hiver, s’en étaient rapidement écartés, leurs visages rougis par l’intensité de la chaleur.
Des tréteaux avaient été dressés et l’on avait apporté de toutes les maisons du bourg des paniers emplis de monceaux d’une sorte de petit pain, frit et sucré... que les gens d’ici appelaient bignons.
Le vicaire LOURS en avait un dans chaque main.
- « Mais nous sommes pas en plein Carême ? le taquina Lorenzo.
- En période de Carême, on fait maigre. Et c’est péché que de se laisser mourir de faim... ».
Il paraissait aussi apprécier le vin de pays («le sang du Christ ! » pensa, moqueur, Lorenzo, qui se signa discrètement pour avoir eu cette pensée impie).
Sa rencontre avec le frère Pasquet l’avait beaucoup troublé et il se demanda ce dernier pouvait bien penser de cette fête.
Quelques uns des bignons étaient fourrés de morceaux de pommes que l’on avait conservées depuis l’automne et Lorenzo ne faisait pas la fine bouche quand on lui proposait de se resservir.
Quand le feu ne fut plus que braises, plusieurs hommes se mirent à souffler dans des musettes et les enfants, les jeunes hommes et jeunes femmes entamèrent une danse. Quelques jeunes coqs de village, pour démontrer leur agileté, sautaient par dessus le feu en poussant des cris victorieux ou en hululant...
Les villageois prenaient aussi dans le bûcher des « brandons » incandescents et Lorenzo les vit aller les passer au pied des haies qui entouraient leurs jardins et de leurs arbres fruitiers. Il trouva cette coutume intéressante : enfumer d’éventuels nids de chenilles processionnaires qui faisaient tant de dégâts aux arbres et arbustes était une bonne idée. Il leur suggérerait de le faire plus longuement et de renouveler l’opération plusieurs fois. A la nuit tombante, des feux s’étaient aussi allumés dans le lointain, vers l’est.
- « Ce sont les feux du « village » ». L’Inquisiteur de la Foi pense que certains charbonniers se transforment en loups les nuits de pleine lune. Je ne serais pas étonné que le grand rouquin qui paraît être leur chef en soit capable. Tout comme sa sale gamine qui parle avec son bâtard de chien loup ! Et qu’avec ses semblables, il erre les nuits autour de la maison de monseigneur des Noix en quête d’un mauvais coup. Il fait semblant d’être bon chrétien : demain soir, tu vas le voir conduire le groupe de paroissiens qui viennent prier chaque mardi du mois de mars dans le cimetière et que l’on appelle les « musards ». Mais on ne le voit pas trop souvent à la grand messe du dimanche. Je le prendrai bien en défaut un de ces jours. Tu as vu comme il se pose en égal de notre seigneur des Noix ? Une autre petite sorcière avec son œil vert de vipère, et son œil bleu ».
Frère Jeannin et frère Jean avaient déjà évoqué le sujet des pouvoirs des charbonniers devant Lorenzo, mais maître Pasquet avait eu l’air dubitatif. Et il était très douteux que les petites dents de Marie la Fée se transforment en crocs de fauve...
C’est grognon que le vicaire LOURS se leva de table. Non sans oublier de mettre quelques bignons dans ses poches.

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